En visite chez l'artiste, sur les photos de Mireille Roobaert
Sa maison-atelier est comme un vaisseau spatial: faite sur mesures pour une artiste qui embrasse le cosmos.
Au milieu d’une île verte et calme paysagée par Piet Blanckaert, un immense hêtre rouge étend des bras de sémaphore, face aux baies vitrées de la maison habillée de pierre de Vals.
« C’est plus qu’un monument, cet arbre-là, c’est un véritable personnage, qui me parle. J’aurais voulu que la maison soit bâtie autour de lui, ce n’était malheureusement pas possible. Mais il est bien là, en gardien bienveillant de mon île et, quand on en ouvre toutes grandes les baies, il est chez moi, je suis chez lui… »
Sophie Cauvin est ravie de sa nouvelle maison-atelier que l’architecte Marc Corbiau a posée comme un vaisseau dans le vaste jardin. On y parvient par un chemin pavé qui dessine une large courbe autour du hêtre rouge. Comme si le visiteur était soumis aux lois de la mécanique céleste qui régissent l’approche de deux corps sur des orbites différentes dans l’espace. En parfait contraste avec le développement un peu anarchique des branches de l’arbre, la silhouette horizontale de la maison est d’une élégante rigueur. Criblée d’éclats de mica, sa pierre grise travaillée en lames d’épaisseurs différentes n’est jamais ni tout à fait terne, ni tout à fait sombre même sous la pluie. Et son intérieur blanc s’impose de loin au regard, comme une île de cette lumière dont Sophie Cauvin a un besoin essentiel pour créer.
La créativité de Sophie Cauvin semble guidée par des énergies subtiles reliées à l’Univers. Son travail part de matières naturelles qu’elle récolte partout.

Fondu au noir
Elle a quitté un précédent atelier entièrement noir, lui aussi de Marc Corbiau, pour bâtir ici ces 1300 m2 d’un blanc immaculé dans leur majeure partie, celle de l’atelier.
Besoin de partir d’une page blanche, comme chaque fois qu’elle crée un tableau? Nécessité technique plutôt: les surfaces blanches sans coupure sont un peu comme les « cyclos », ces fonds en rouleau des studios photo qui créent l’illusion de l’infini. Elles permettent à l’artiste de faire « couler » ses œuvres du mur sur le sol ou, dans l’autre sens, de les lancer à l’assaut du plafond. Le blanc lisse met aussi admirablement en valeur son travail sur les matières, les textures et les formes géométriques tendues vers un ailleurs lointain. L’atelier est ainsi une superbe galerie d’artiste où toutes les étapes de la création coexistent – un grand four de céramiste y attend sa première cuisson -, avec les réserves dévolues aux matériaux de base, argiles de couleur en sacs et surtout, les containers des sables qu’elle recueille depuis un quart de siècle dans le monde entier. C’est l’Egypte et le contact d’un sable incroyablement ancien qui ont été pour elle, comme pour tant d’autres, à l’origine d’une profonde révélation: « J’ai ramassé une poignée de ce sable chargé de symboles, d’archétypes, et à son contact, il me parlait, il me racontait des civilisations disparues, des destinées humaines oubliées. J’avais vingt ans alors et toucher ce matériau avec sa charge émotionnelle extraordinaire m’a permis de trouver tout de suite ma voie. Travailler la matière n’était pas un choix esthétique, au contraire: cela m’a heureusement ancrée dans la réalité de la nature. Moi qui suis d’un naturel plutôt rêveur, éthéré, j’ai trouvé ainsi une façon de concilier l’esprit et la matière. »

« C’est Paul Delvaux qui m’a donné le goût de peindre. A 10 ans, je lui écrivais des lettres, je l’y appelais « cher confrère »…
Quand l’esprit naît de la matière
De fait, tous ceux qui voient son travail ressentent, sans devoir l’analyser, cette fusion intime de l’esprit et de la matière qui naît des réactions capricieuses des mélanges que fait Sophie avec de l’eau, des sables colorés, de l’argile, des scories de bois brûlé, du bois de Brésil en poudre aussi parfois.
Elle laisse les choses suivre leur cours, le séchage crevasse les surfaces magmatiques qui s’ouvrent comme des fleurs de terre; puis, elle oriente les mouvements, retire des couches, trace signes et formes géométriques que lui dicte son esprit, en résonance intuitive avec ce qui s’élabore. Cercles, œuf cosmique, polygones, lambeaux de phrases d’une écriture anglaise, fine et élégante qui pourraient être les notations sur le vif, en pleine matière, d’un explorateur de l’indicible. Une curiosité en éveil, nourrie d’un goût pour les lectures scientifiques, oriente ses explorations picturales – et spatiales, la sculpture y ajoutant une dimension supplémentaire. Elle voyage dans les trois sphères, tellurique, céleste, astrale, et son travail en témoigne, avec une telle clarté qu’il est immédiatement compréhensible à qui le regarde. Même pour la première fois et quel que soit le niveau de lecture.
La bibliothèque, une des pièces importantes de la maison, est aussi une des plus petites, ronde, sans fenêtres, aussi centrée sur l’intérieur que le reste l’est vers l’extérieur. Une table de Knoll, quelques chaises blanches et des livres sur 360°: Sophie Cauvin vient s’isoler ici, ses quatre chiens n’y entrent pas. Elle y renoue le plus souvent possible avec l’amour des livres que lui a donné son grand-père, cinéaste et un peu explorateur. C’est lui, sans doute, qui lui a inculqué le goût de l’art, en la présentant à Paul Delvaux quand elle avait 10 ans. « Je savais à cet âge-là que je voulais devenir peintre, probablement grâce à lui. Et nous nous écrivions. Des lettres surréalistes, où je l’appelais « Cher confrère »… Je les ai toujours. »

Le piano blanc n’est pas là pour la frime, Sophie Cauvin se destinait d’abord à la musique.
La musique des sphères
Dans le silence de l’atelier, une musique introspective – rien à voir avec les mièvreries New Age, ce sont plutôt des fréquences planantes – l’aide à se mettre en phase.
Sophie est musicienne comme l’était son père, le grand piano à queue blanc face au jardin n’est pas là pour la décoration. Elle a failli choisir cette voie-là mais les Humanités musicales d’alors se sont révélées décevantes. Et puis, comme pour la peinture qu’elle a étudiée à l’Académie entre autres avec Szymkowicz, sa personnalité est trop éloignée des structures et du formatage qu’elles induisent inévitablement. « Les structures, la technique qu’on vous inculque, c’est formidable mais on risque d’en devenir esclave, de perdre la spontanéité du geste parce qu’on veut paramétrer ce qu’on va faire. Au contraire, je laisse beaucoup de choses de l’inconscient faire surface en moi et dans la matière… »
La matière est bien là, dans les œuvres achevées ou en devenir, dans son étonnante collection de sables aussi: près de 330 récipients qui étagent leur contenu coloré sur huit rangées et une dizaine de mètres de large, comme les gradins d’un stade miniature. À rendre jaloux un géologue. Les sables sont minutieusement répertoriés, provenance, composition, date de récolte. Certains, ramenés de voyage par des amis, contiennent un petit mot personnel racontant les circonstances de leur trouvaille. Ils ont emporté avec eux des grains de sable qui sont d’extraordinaires raconteurs d’histoires millénaires. Pour qui veut bien tendre l’oreille, par dessus l’écho assourdi des civilisations sur l’autoroute des siècles. Sophie Cauvin, elle, fête au mois d’avril son anniversaire. Au printemps d’une vie. Son sablier aura encore beaucoup d’histoires à raconter. Stève Polus







